Me Calvino exigea que j’assiste, caché, à l’entretien qu’il aurait d’abord avec mes parents.

– Pourquoi ?

– Pour que vous maîtrisiez vos émotions.

– À quoi bon ? Je suis si heureux de les revoir, de leur apprendre que je suis toujours vivant.

– Très bien, nous connaissons vos dispositions. Mais vous, connaissez-vous les leurs ?

On installa un paravent dans le bureau que nous prêtait Durand-Durand. Je m’assis derrière et constatai que je pouvais voir la scène entre les panneaux. D’impatience, mon cœur battait trop vite et mon souffle était court. Gavé d’anti-inflammatoires et d’aspirine, j’avais devant moi deux heures durant lesquelles la fièvre me laisserait un répit.

Deux vieillards entrèrent. Un homme et une femme. Ils n’avaient qu’une ressemblance lointaine avec mes parents. La même coiffure avec des cheveux gris, plus ternes, plus longs, sans vitalité. Les mêmes yeux mais pas le même regard, il s’y était ajouté quelque chose de terne, de figé, de craintif et de las. Les mêmes corps mais plus petits, plus faibles, sans forces, dont chaque geste accentuait l’usure, dont chaque mouvement menaçait de briser l’édifice fragile. Que s’était-il passé ? Un an – un an et demi au plus – venait de s’écouler.

– Merci d’être venus, fit Me Calvino en leur proposant des sièges.

– Je vous préviens que ma femme n’entend plus, fit mon père. Quoiqu’elle soit physiquement là, son esprit est ailleurs. Elle ne sent plus rien, ne dit plus rien, n’observe plus rien. Cependant si on l’éloigne de moi, elle se met à hurler.

– Que disent les médecins ?

– Qu’elle a trop souffert. Qu’elle a donc décidé de ne plus souffrir. Elle s’est absentée de notre monde.

Je considérai ma mère qui sembla normale le temps de s’asseoir et de se caler dans son fauteuil. Ensuite, elle se sépara de tout, le visage mort, les paupières ouvertes sur rien, la bouche béante sur son silence, loin de nous, indifférente, purement matérielle.

– Cher monsieur, dit Me Calvino, je vous ai demandé de venir ici pour envisager avec vous l’hypothèse que votre plus jeune fils ne soit peut-être pas mort.

– C’est impossible. J’ai vu Tazio noyé. J’ai été obligé d’identifier son cadavre. Pauvre Tazio…

Mon prénom sonna comme une détonation en moi. Avec lui, c’était mon enfance, mon enfance heureuse, qui me revenait.

– Mmm… l’affaire est compliquée, voyez-vous. Vous allez sans doute avoir du mal à me croire mais ce que vous avez vu n’était peut-être qu’une mise en scène.

– Pardon ?

– On a voulu vous faire croire que Tazio était mort alors qu’il n’était qu’endormi.

– Endormi ? Par qui ? Pourquoi ?

Me Calvino fit une pause. Il jouait l’assurance tandis que son esprit cherchait avec panique la présentation la moins choquante du passé.

– Votre fils voulait disparaître. Et d’une certaine manière, il a disparu. Enfin celui que vous avez connu. Celui-ci est mort sans que votre fils pour autant meure.

– Je ne comprends rien.

– Votre fils pourrait être vivant sous une autre identité.

– Et pourquoi aurait-il fait cela ? Et pourquoi ne nous l’aurait-il pas dit ?

Me Calvino marqua de nouveau un silence et l’occupa à ouvrir la fenêtre.

Mon père fixa le sol en secouant la tête.

– Je ne comprends rien.

Me Calvino se rassit, s’éclaircit la gorge et tenta une autre approche.

– À votre avis, pourquoi votre fils a-t-il commis des tentatives de suicide ?

– Je l’ignore. C’était le petit garçon le plus gai et le plus vif que j’ai jamais connu. Un vrai soleil dans la maison. Puis, soudain, à l’adolescence, il s’est éteint, il s’est renfrogné, il s’est fermé sur lui-même. Nous avons essayé de lui parler. En vain. Si on lui tendait la main, il la mordait. Si on lui posait une question, il s’enfuyait. Nous nous sommes dit que c’était la puberté… Cela nous faisait souffrir de le voir si seul et si malheureux, mais nous avions pris le parti, ma femme et moi, d’attendre qu’il nous parle.

– Était-il laid ?

– Tazio, laid ? Non. Pas du tout. Il n’avait pas le même physique que ses frères aînés. Dire qu’il était laid, non !

– Se croyait-il laid ?

– C’est possible. À l’adolescence, même quand on est beau, on se croit laid.

– Peut-être souffrait-il de ne pas attirer l’attention sur lui ?

– Par rapport à ses deux frères, sûrement. C’est pourquoi nous étions beaucoup plus tendres avec lui qu’avec eux. Sans nous forcer. Enzo et Rienzi ont toujours été très beaux mais aussi très secs de caractère. Je ne souhaite à personne d’avoir des enfants comme eux, égoïstes, ingrats, dépourvus de sensibilité. Tazio, lui, était notre plus grande joie.

Bouleversé, j’avais envie de pousser le paravent pour prendre mon père dans mes bras. Comme s’il le devinait, Me Calvino se déplaça et vint s’interposer entre moi, les panneaux et mon père.

– Quels sont vos rapports actuels avec votre fils, Rienzi ?

– Aucun rapport. Dès qu’ils ont été connus, Enzo et Rienzi ont cessé de nous fréquenter, ma femme, Tazio et moi, comme si nous n’étions plus assez bien pour eux et leur nouveau milieu. Mon épouse continuait néanmoins à s’inquiéter pour eux, elle n’admettait pas qu’ils tombent dans la drogue, qu’ils deviennent dépendants d’escrocs et de poudre blanche. Ils ne prenaient même plus leur mère au téléphone, ils prétendaient ne pas la voir dans des soirées publiques. Et puis, il y a eu ce jour…

Mon père hésita. Il regarda ma mère comme pour lui demander la permission de poursuivre. Elle ne remarqua même pas son attention ; il continua donc.

– Ce jour où nous avons appris que notre Tazio s’était jeté d’une falaise… nous étions dévastés. Vous ne pouvez pas vous imaginer cette douleur, monsieur, qui renvoie au néant vingt ans de soins, de craintes et d’amour… À quoi bon ? Pourquoi s’être tant inquiété aux premiers cris, aux premières dents, aux premières croûtes ? Pourquoi l’avoir tenu en équilibre sur son vélo ? Pourquoi avoir tremblé lorsqu’il ne rentrait pas à l’heure de l’école ? Pourquoi avoir rêvé pour lui ? Pour rien. Or il y a pire. Le chagrin s’empoisse de culpabilité. Qu’est-ce qu’on a fait ? Qu’est-ce qu’on n’a pas fait ? Comment se supporter dans la glace lorsqu’on y voit les parents d’un enfant suicidé ?

Je souhaitais jaillir de ma cache, crier à mon père que c’était par égoïsme et stupidité que j’avais voulu me tuer, non parce qu’ils s’étaient montrés de mauvais parents. Me Calvino, ancré sur ses jambes écartées, solide, trapu, me barrait le passage.

– Nous étions si anéantis que, lorsque les jumeaux ont débarqué pour organiser les obsèques avec leur imprésario, leur attaché de presse et leurs publicitaires, nous n’avons pas eu la présence d’esprit de nous y opposer. Il y a donc eu cet enterrement ridicule, où l’on avait substitué une photo d’un des jumeaux à la photo de Tazio, où s’est créée la légende de l’ange foudroyé. Quelle mascarade ! Ma femme a eu tellement honte qu’elle s’est murée dans le silence. Moi, je ne l’ai pas rejointe mais je fais aussi semblant de vivre. Alors vous comprenez, monsieur, si l’on venait nous apprendre que Tazio a joué sa mort, qu’il est vivant sans nous l’avoir dit, je préfèrerais presque ne pas le savoir. Si c’est un drame de perdre un enfant, c’est une trahison de faire croire qu’on est mort à ceux qui vous aiment. Certaines morts sont plus faciles à supporter que certains mensonges. Le suicide, c’est un fait qu’on peut encore accepter car chacun a su, ne serait-ce qu’une seconde, ce qu’était le désespoir. En revanche, un faux trépas, une duperie, l’idée que mon fils vive en me faisant croire que… s’il avait fait ça !… non, je ne peux pas le supporter. Je ne lui ai pas reproché sa mort, jamais, j’en ai souffert, je ne la lui ai pas reprochée ! Par contre, s’il apparaissait vivant en face de moi, je lui reprocherais sa vie ! On ne peut pas se montrer si cruel. C’est impossible ! Pas Tazio. Néanmoins, je vous écoute.

À cet instant-là, j’aurais voulu être dans le cercueil où j’étais censé me trouver. J’apercevais à quel point mon égoïsme m’avait poussé à des attitudes extrêmes dans le passé, sans aucun souci des êtres qui m’aimaient et que j’aimais. Car j’aimais mon père, j’aimais ma mère, je les avais toujours aimés et je n’avais pas cessé de les aimer, même si ma douleur et mon mal de vivre, à vingt ans, avaient étouffé mes autres sentiments.

Me Calvino revint au bureau et posa les paumes à plat sur le bois pour trouver le calme et la solennité nécessaires au moment.

– Je comprends très bien, cher monsieur, votre point de vue. Je dois cependant vous présenter quelqu’un qui se prétend votre fils.

Je sortis subrepticement du paravent et fit semblant d’arriver par la porte.

Mon père se retourna.

– Vous plaisantez ? dit-il après quelques secondes.

Je restai les yeux collés au sol. Je ne voulais pas qu’il reconnaisse mon regard.

– Non. Je ne plaisante pas, dit Me Calvino, Adam prétend être Tazio Firelli. N’est-ce pas, Adam ?

Je grommelai quelque chose d’incompréhensible en camouflant ma voix.

Mon père s’approcha et me considéra sans pitié.

– Pourquoi dites-vous ça ? Pourquoi dites-vous que vous êtes Tazio ? Hein ? Pourquoi nous faites-vous ça ?

– Me suis trompé, dis-je en zozotant et en prenant des poses de débile mental.

Me Calvino me toisa sévèrement et dit avec autorité :

– Adam va vous raconter des souvenirs d’enfance.

– Me suis trompé.

– En êtes-vous sûr ?

– Me suis trompé…

– Vraiment ? Définitivement trompé ? Trompé sans recours ? Trompé pour toujours ?

– Me suis trompé, redis-je, piteux.

– Évidemment, il s’est trompé ! s’exclama mon père avec fureur. Viens, ma chérie, nous partons.

Il aida ma mère à se relever. Elle ne semblait redevenir normale que lors de ses mouvements. Docile comme une petite fille, elle prit son bras, lui sourit, se releva. Puis le bleu de son iris passa sur nous sans nous voir et ils sortirent.

Je m’effondrai sur un siège. Des sanglots me secouèrent en rafales, pas de ces sanglots humides qui expulsent le chagrin dans leurs flots, mais des spasmes durs, arides, qui déchiraient ma poitrine en me laissant les paupières brûlantes et sèches, des sanglots qui sont autant de coups de poignards qu’on se donne parce qu’on voudrait en finir.

Me Calvino posa sa main sur mon épaule.

– Je vous comprends, mon garçon.

– Je suis un monstre. Pas seulement un monstre physique, un monstre psychique.

– Il faut sans doute l’être un peu de l’intérieur pour l’être à l’extérieur. Cependant vous avez eu raison de nier. Même si cela ne nous arrange pas du tout pour notre procès… Qu’allons-nous faire ?

Une brûlure me déchira alors l’entrejambe. Je ne pus retenir un cri.

– Que se passe-t-il, mon ami ?

Impuissant, je sentis quelque chose descendre long de ma cuisse. Puis l’objet atteignit le sol roula sur le plancher.

– Qu’est-ce que c’est ? cria Calvino avec angoisse.

Je ramassai une forme métallique et la portai sous mes yeux.

– C’est moi. Enfin, une partie de moi.

L’avocat s’approcha et contempla l’étrange cylindre poissé de sang.

– D’où cela vient-il ?

– Mon sonomégaphore.

Il ouvrait des yeux interloqués. J’arrachai mes vêtements et je lui montrai le chantier qu’était devenu mon corps. Il détourna les yeux.

– Je me décompose, maître, je suis en train de pourrir. Mes cicatrices s’ouvrent et mes prothèses se détachent. J’ai quarante de fièvre en permanence. Je me consume. Je serai bientôt mort.

Calvino ouvrit la fenêtre pour inspirer un peu d’air neuf avant de me répondre :

– Vous êtes simplement en train de rejeter vos greffes. Vous refusez tout ce que Zeus a introduit en vous. C’est un signe de bonne santé. Vous ne mourez pas, vous résistez.

Je savais qu’il avait raison.

– J’espère que je pourrai résister jusqu’au procès. L’infection se propage.

– Nous allons vous soigner. Vous devez entrer à l’hôpital.

– Une nouvelle prison ? Non, merci. Cela ne pourrait que retarder le procès et inquiéter Fiona. D’autant que j’imagine que Zeus-Peter Lama en profiterait pour me donner la piqûre fatale qui lui permettrait de me sceller les lèvres et de m’empailler.

Je me rhabillai avec difficulté.

– De plus, aucun chirurgien n’aurait pour l’instant le droit de m’opérer. Il faudrait que nous gagnions le procès pour cela.

– C’est vrai, dit Calvino en baissant la tête.

Je fis disparaître les croûtes et le pus du plancher puis dissimulai le sonomégaphore dans ma poche.

– Vous n’avez rien vu. Je ne suis pas malade. Je tâcherai de tenir jusqu’à l’audience.